La scène n’est pas si anodine. Elle est même lourde de sens au moment où elle est organisée par le photographe de L’Équipe Michel Deschamps, lequel avait l’habitude d’emporter sur le Tour de France une valise d’accessoires. « J’avais fait tricoter par ma belle-mère les premières mailles d’un maillot jaune... », racontera bien des années plus tard notre photographe, disparu en septembre 2021. Ce 17 juillet 1986, Bernard Hinault, 31 ans, et Greg LeMond, 25 ans, se mélangent les mailles, une à l’endroit, une à l’envers, comme une métaphore figurant leur relation en course... Pour la deuxième année, le Blaireau et son cadet sont réunis sous le maillot de l’équipe La Vie Claire, montée début 1984 par Bernard Tapie. L’homme d’affaires a fait entrer les dollars dans l’écosystème du vélo en recrutant LeMond. Le pacte : aider la légende Hinault à remporter son cinquième Tour en 1985, avant d’inverser les rôles l’année suivante. Mais il n’est pas simple de transformer un quintuple vainqueur de la Grande Boucle en domestique d’un ambitieux Américain...
Les relations entre les deux coureurs frôlent l’accroc quand Hinault s’empare du maillot jaune dès la première étape pyrénéenne, à Pau. Quarante-huit heures plus tard, l’hypothèse de la trahison préméditée provisoirement écartée, l’atmosphère est légère entre les deux hommes. « Hinault n’arrêtait pas de faire le pitre », précisera Michel Deschamps. Mais le Breton a du mal à tenir sa promesse... Il donne des sueurs froides à LeMond trois jours plus tard dans les Alpes en attaquant seul dans l’étape entre Gap et le col du Granon malgré une douleur derrière le genou gauche. Le retour de manivelle est violent. Hinault est rejoint, puis distancé. Le pacte est respecté. Au sommet du Granon, LeMond devient le premier Américain à s’emparer du maillot jaune. Relégué à la troisième place, Hinault a, de gré ou de force, accompli sa mission de passage de témoin et vient de passer la dernière journée en jaune de sa carrière. Le lendemain, à l’Alpe-d’Huez, dans une mise en scène très médiatique orchestrée par Bernard Tapie, les deux « frères ennemis » franchiront la ligne d’arrivée en vainqueurs, main dans la main.
Eddy Pizzardini